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« Les viols collectifs ne sont pas plus nombreux que jadis»
Laurent Mucchielli, sociologue, sort un livre sur la construction médiatique du phénomène des «tournantes» :

« Les viols collectifs ne sont pas plus nombreux que jadis»

aurent Mucchielli est directeur du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). Dans son dernier ouvrage, le Scandale des «tournantes», discours médiatiques et contre-enquête sociologique (éd. La Découverte), à paraître demain, il affirme que la réalité des viols collectifs de ces dernières années est «loin des stéréotypes politico-médiatiques».

D'après vos recherches, les médias s'intéressent très peu aux tournantes avant 2000 ?

Lorsqu'on se demande ce qui a déclenché l'intérêt des médias pour les «tournantes» et suscité les premiers articles (en décembre 2000 et janvier 2001), on découvre en effet que c'est la sortie d'un film, la Squale, réalisé par Fabrice Genestal. Il s'ouvre sur une scène de viol collectif, particulièrement humiliante, aux abords d'une cité, en banlieue, par une bande d'adolescents blacks et beurs. Le stéréotype est ainsi en place. Il ne s'agit que d'une scène, dans un film dont le reste du scénario ne suscitera pas de commentaire. Mais cette scène, assumée par le réalisateur comme la vitrine de son film, est aussitôt érigée en témoignage et le film présenté par les journalistes comme un documentaire sur la banlieue, ce qu'il n'est pas.

Pourquoi écrivez-vous que les tournantes sont passées du fait divers au fait de société dans les journaux ?

Parce que des dépêches AFP signalent des procès pour viol collectif depuis de nombreuses années. Mais, avant 2001, ces dépêches ne suscitent pas l'intérêt de la presse, elles ne produisent pas de sens : ce sont des faits divers. Inversement, à partir de là, les journalistes vont se précipiter dans les cours d'assises pour «couvrir» les procès pour viol collectif. Désormais, ce sont des faits de société, c'est-à-dire qu'ils deviennent des symboles de quelque chose de plus général : le «mal des banlieues», la «crise de l'intégration», la jeunesse «de plus en plus violente», «qui n'a plus aucune valeur», etc.

Vous affirmez que le viol collectif est un comportement juvénile très ancien ?

Les recherches historiques en signalent la trace dans les villes françaises au moins dès la fin du Moyen Age, notamment dans les milieux estudiantins. Par ailleurs, dans les années 60, la chose la plus grave que l'on reprochait aux «blousons noirs» était précisément les viols collectifs, ce que tout le monde a oublié.

Vous écrivez du reste qu'il n'y a pas de hausse des viols collectifs depuis vingt ans ?

Oui, parce qu'il n'existe absolument aucun élément qui permette d'affirmer que les viols collectifs sont plus nombreux aujourd'hui que jadis. Et qu'inversement, l'analyse des statistiques judiciaires (les seules mobilisables sur le sujet) incite à conclure que le phénomène est globalement stable sur les vingt dernières années. Je crois le montrer dans le livre.

Quels sont les profils des auteurs et des victimes ?

En dépouillant 25 dossiers judiciaires et en faisant une revue de presse nationale, on s'aperçoit qu'il existe en réalité plusieurs genres de viols collectifs. Du côté des auteurs, on rencontre certes beaucoup d'affaires impliquant des bandes ou des groupes d'adolescents en voie de marginalisation dans les quartiers populaires, mais on rencontre aussi des adultes et des jeunes issus d'autres milieux. Par exemple, plusieurs affaires ont été jugées ces dernières années impliquant des policiers, des pompiers, des surveillants de prison. Il y a donc plusieurs formes possibles, même s'il s'agit toujours un peu de la même chose : cultiver collectivement sa virilité. Du côté des victimes, on trouve le plus souvent des adolescentes mal dans leur peau, en conflit familial, parfois en fugue, s'affirmant par rapport aux autres filles de leur âge en affichant une émancipation sexuelle, ce qui leur vaut rapidement la réputation de «filles faciles». A partir de ce moment-là, elles sont en danger.

Vous vous insurgez contre les préjugés sur une culture maghrébine et une religion musulmane qui prédisposeraient à la violence contre les femmes ?

Dans les mêmes quartiers populaires, il y a plus de quarante ans, des bandes de jeunes à la peau généralement blanche faisaient la même chose que les bandes d'aujourd'hui dont la peau est généralement colorée. Les explications culturalistes voire ethnicisantes, très en vogue, sont donc invalidées par la comparaison historique. Les jeunes délinquants d'hier et ceux d'aujourd'hui ont davantage de ressemblances que de différences. Et dans les deux cas ils n'ont rien de religieux. Prétendre que les viols collectifs ont quelque chose à voir avec l'origine dite ethnique ou avec la religion constitue donc un grossier préjugé ethnocentrique. De plus, c'est une façon de criminaliser toute une jeunesse et toute une religion qui doit être contestée. Qu'il y ait des pays et des cultures dans lesquels les femmes sont dominées socialement et légalement est une évidence. Que certaines femmes soient battues ou violées par certains hommes en est une autre. Mais confondre les deux pour arriver à dire en fin de compte que «chez les musulmans il est normal de battre sa femme» est au mieux de la bêtise, au pire de la xénophobie.

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